La question de l’égalité des sexes et de la place des femmes dans la société est plus que jamais d’actualité, et malgré les avancées, des exemples viennent constamment rappeler le chemin qu’il reste encore à parcourir. Mais ces questions sont-elles propres à notre temps ? Les femmes ont-elles attendu le XXe siècle pour revendiquer une plus grande liberté ? En Scandinavie, le débat semble s’être posé dès la fin de l’époque viking, et à cette époque, les femmes trouvèrent dans la foi chrétienne un de leurs principaux soutiens.
Les femmes, premières converties ?
Au milieu du IXe siècle, le missionnaire franc Anschaire se rend à deux reprises sur le marché suédois de Birka pour y prêcher la foi chrétienne. Son disciple, qui l’accompagna peut-être lors de sa deuxième expédition et lui a consacré après sa mort une biographie idéalisée (ce qu’on appelle au Moyen Âge une « vie de saint »), raconte l’histoire d’une habitante de la ville appelée Frideburg : chrétienne, elle aurait toute sa vie durant subi la tête haute le mépris de ses païens de voisins. À sa mort, elle aurait finalement demandé à sa fille de léguer tous ses biens aux églises de la ville de Dorestad, un des plus grands marchés de l’époque, situé à l’embouchure du Rhin. De son époux, la légende ne dit mot.
Certes, rien ne prouve que Frideburg ait réellement existé ; mais pour être crédible, un hagiographe ne pouvait se permettre d’accumuler les détails farfelus. Or, le récit de la Vie d’Anschaire ne donne pas l’impression qu’une chrétienne vivant au milieu des païens ait été un spectacle inouï à cette époque.
Deux siècles plus tard, la christianisation patine encore en Suède. À cette époque, à Fröslunda non loin d’Uppsala, deux fils ont fait graver des runes à la mémoire de leurs parents : « Gisl et Ingemundr, de jeunes hommes de bien, on fait dresser ce monument à la mémoire de Halvdan, leur père, et d’Ödis, leur mère. Maintenant, que Dieu aide son âme ». Une nuance a sauté à la traduction : le personnel "son" (hennaR, voir l’anglais her) est féminin et ne renvoie qu’à la mère. Or ce détail nous dit beaucoup sur l’histoire de la famille : alors que le père s’était visiblement obstiné dans son paganisme jusqu’à sa mort, la mère s’était convertie et avait même transmis sa foi à ses enfants. En bons chrétiens, ceux-ci firent figurer une croix au centre de la pierre runique qu’ils firent dresser à la mémoire de leurs géniteurs.
Ces témoignages mettent des noms sur une tendance qui se dessine à mesure que les fouilles archéologiques avancent : à Birka, les tombes féminines sont les premières à témoigner sans doute possible d’une inhumation chrétienne. Les femmes sont les premières à renoncer aux armes et autres ustensiles qui ornaient habituellement les sépultures païennes ; et c’est autour de leur cou qu’apparaissent les premiers pendentifs en forme de croix – dont la simplicité tranche souvent avec la richesse des autres bijoux de l’époque.
Pourquoi se convertir ?
Comment comprendre que les femmes aient si souvent été les premières à franchir le pas ?
Une explication s’appuie sur la mythologie scandinave. Réputée centrée sur la célébration des exploits guerriers (Odin, le Valhǫll, etc.), cette religion n’aurait offert aux femmes que des perspectives fort peu réjouissantes après la mort : c’est l’antre de Hel qui aurait attendu la grande majorité d’entre elles. Peut-être. Toutefois, la déesse Hel – qui a donné Hell : l’enfer en anglais – a été largement diabolisée par les auteurs chrétiens par lesquels les mythes des anciens Scandinaves nous ont été transmis : les témoignages plus anciens sont aussi plus ambigus et ne donnent pas l’impression que le sort promis aux païennes scandinaves après la mort ait été si peu enviable. En revanche, il n’est pas exclu que les idéaux chrétiens de tolérance et de merci – par opposition aux vertus guerrières – ou de chasteté et de célibat – par opposition à la fertilité – aient pu exercer une certaine attraction sur la gent féminine.
De plus, en Scandinavie comme dans les royaumes barbares de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, les femmes semblent avoir constitué des cibles privilégiées pour les évangélisateurs. En l’occurrence, plus sédentaires que leurs époux, elles ont pu prêter une oreille plus attentive aux prêches des missionnaires, qui disposaient souvent de plus de temps pour les convaincre. Cela pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi les manifestations de rejet du christianisme, comme ces pendentifs en forme de marteau de Thor qui se diffusent dans toute la Scandinavie au Xe siècle, sont elles aussi surreprésentées dans les tombes féminines.
Car la conversion est aussi un acte conscient par lequel un individu se choisit un destin – dans ce monde et dans l’au-delà. Souvent veuves, les femmes qui se convertissent choisissent de ne pas se remarier pour trouver dans la religion une autonomie nouvelle. De manière générale, la nouvelle foi met l’accent sur le consentement des époux. Alors certes, les mariages arrangés avaient encore de beaux jours devant eux ; mais au moins théoriquement, l’amour était désormais suffisant pour justifier un mariage non voulu par la famille, quitte à mettre des bâtons dans les roues aux stratégies matrimoniales du père.
À défaut, une femme pouvait aussi choisir d’entrer dans les ordres – et compter sur le soutien de l’Église pour faire accepter sa décision à ses proches. D’autres encore, certes exceptionnelles, firent le choix de suivre leur foi jusqu’au bout du monde, à l’image d’"Ingerun, fille de Hård", qui "fit graver ces runes à sa propre mémoire. Elle voulait partir à l’est et jusqu’à Iursala [Jérusalem]".
Contre le groupe et la famille, le christianisme met l’accent sur le salut individuel : il enseigne aux femmes que chacun (et chacune !) est égal·e face à Dieu, et qu’une personne de bien peut avoir une influence sur son propre destin.
La liberté n’a qu’un temps
Dès le début, les choix de ces femmes constituent toutefois un enjeu économique : pour les familles, qui ne voient pas seulement s’évaporer des perspectives d’alliances matrimoniales, mais ont aussi toutes les raisons de craindre qu’une partie de l’héritage se retrouve à terme entre les mains de l’Église ; et pour les ecclésiastiques, qui peuvent au contraire se prendre à rêver de pieuses et généreuses donations. De fait, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, de nombreuses églises furent fondées par des femmes. Vers 1100, l’abbaye de Vreta, la plus ancienne de Suède, semble avoir été établie conjointement par le roi Inge et la reine Helena, laquelle aurait fait don aux religieux de vastes domaines dans les environs. Quarante ans plus tard, c’est à la demande de la reine Ulvhild qu’aurait été fondée l’abbaye cistercienne d’Alvastra.
Alors que le monachisme masculin n’est pas très vendeur dans la Suède du XIIe siècle, les couvents féminins connaissent un dynamisme certain. Au point que le monastère de Vreta est transformé en couvent en 1162. Mais ce dynamisme est aussi un signe que les temps changent. Ces établissements de moniales ne sont plus seulement un choix de vie : ils s’insèrent dans des stratégies nouvelles, alors qu’il devient de bon ton, pour une famille aristocratique ou royale, d’y envoyer une ou certaines de ses filles. Le christianisme s’est institutionnalisé ; les cadres de l’Église se renforcent et se hiérarchisent en même temps que, lentement, un pouvoir royal voit le jour et s’affirme. Tout en rappelant l’égalité de tou·te·s les croyant·e·s face au salut, le "christianisme de gouvernement" redéfinit ses priorités – parmi lesquelles figure la famille et tout ce que cela implique. L’émancipation des femmes n’est plus d’actualité.
Ce schéma n’est pas propre à la Suède médiévale : dans la Méditerranée des premiers temps du christianisme ; dans l’Allemagne des années 1520 ; lors des missions africaines du XIXe siècle, les femmes ont été partie prenante du bouleversement des structures sociales qu’a causé l’introduction d’une nouvelle religion. Non pas que leur rôle fût toujours dominant dans ces évolutions ; mais elles y prirent une part active en figurant parmi les premières converties – quitte à bouleverser, pour quelques générations, les structures familiales en place.
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Tobias Boestad, Doctorant en histoire médiévale, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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